Five cents.
Mon alarme sonne. J’ouvre les yeux mais ça fait trois heure et demi que je suis réveillée. Je me lève. Je titube. J’ai l’impression d’avoir la gueule de bois. Je n’emmitoufle dans ma couverture imitation fourrure noire à deux cents balles tellement douce. J’ai froid. Flemme de prendre une douche. Flemme de manger. Flemme de m’habiller correctement. J’enfile un legging noir, un long t-shirt noir, des tongs. Je mâche mon toast avec difficulté et jette la moitié dans la poubelle. Un café dans un gobelet en plastique et je pars de chez moi. Il est 5h20. Il est 5h20 et je vais au travail. J’ai dormi quatre heures et je vais au travail. Je vais au travail pour neuf heures d’affilée, debout. A 5h20 à la gare, on sent la compassion dans le regard des gens qui croisent mon chemin et hochent la tête en guise de bonjour, et je compatis pour eux aussi. Un sentiment de "on est tous dans la même merde", et ça aide un peu. Et puis, c’est silencieux. Neuf heures de bonjour, 4,70 s’il vous plaît, rouge ou light les Winston ? merci, au revoir, bonne journée/soirée bon après-midi/dimanche/weekend. Neuf heures de petit peuple sans manières et incapable de me regarder dans les yeux lorsqu’il ne répond pas à mes formules de politesse à la con et qu’il tend la main sous mon nez pour récupérer sa petite monnaie qu’il recomptera soigneusement parce que je suis jeune et blonde et que les jeunes et les blondes c’est con. Neuf heures de remplissages de bonbons, chocolats, chips, sandwiches, boissons. Deux rangées de huit pour chaque boisson. Je note soigneusement tout ce qui manque. J’arrive avec mon panier de dix kilos remplis de merdes de Coca light et Fanta fruit du dragon-goyave tandis qu’un connard attrape son sucre à l’eau et fait foirer toute ma liste et que je dois retourner chercher derrière. Je rêvasse à ma caisse et me fait engueuler par ma supérieure parce qu’il faut faire ci et ça et que ce minable boulot c’est toute sa vie, d’ailleurs ça fait treize ans qu’elle est là. Puis il faut remplir les clopes. Les Marlboro, surtout. Parce que tout le monde fume des Marlboro. Parce que c’est américain et que l’Amérique c’est cool. Les nouvelles clopes saines sans additifs, on y croit. J’aimerais un cancer bio s’il vous plaît mademoiselle. Les clients qui te tutoient, aussi. Les Français qui veulent payer le prix françé avec leur argent françé et qu’on leur rende la monnaie françése aussi. "On est en Suisse, monsieur." Les Portugais, Allemands, Yougoslaves, Congolais qui me parlent tout naturellement dans leur dialecte de campagne de l’est et qui s’étonnent que je ne les comprends pas. Les clodos qui empestent et qui restent une demi-heure dans le magasin. Ceux qui croient que c’est moi qui fixe les prix astronomiques et qui sont en colère et qui croient que dire "c’est cher" leur donne droit à un bon de réduction immédiate (non cumulable). Les joueurs de PMU avec leur quinté spot de merde et leur va-et-viens toute la journée pour redépenser leur minable somme gagnée. Les toxicos qui paient leur tabac à rouler en pièces de cinq centimes à l’heure de pointe.